Le nouveau roi de l’Internet chinois Colin Huang avance masqué

Le nouveau roi de l’Internet chinois Colin Huang avance masqué

À 40 ans, le milliardaire de Shanghai est le fondateur de Pinduoduo, la star du commerce en ligne en 2020. Le Financial Times a enquêté sur le réseau d’applications et de sites aux montages financiers opaques qu’il a créé.

Une tour quelconque de bureaux, en plein cœur de Shanghai. C’est de là que sont expédiées des robes de mariée aux États-Unis, des montres pour le marché français et des baskets bon marché vers le Royaume-Uni.

Des dizaines d’applications et sites Internet opèrent depuis le 23e étage de la tour Greenland, où le personnel travaille dans des bureaux parfaitement neutres, à l’exception du credo “confiance en soi” répété sur toutes les portes en verre.

L’action a bondi de 261 % en 2020

L’homme à l’origine de toutes ces entreprises s’appelle Colin Zheng Huang. À 40 ans, ce milliardaire chinois est le fondateur, président et actionnaire majoritaire d’un des plus grands succès de 2020 dans le commerce en ligne : l’application Pinduoduo, qui a vu la valeur de son action augmenter de 261 % depuis janvier 2020.

Outre le site Pinduoduo, aujourd’hui valorisé 170 milliards de dollars [140,4 milliards d’euros], Colin Huang a créé un vaste réseau de sociétés d’e-commerce et de jeux en ligne confié à un petit cercle de proches. Il est aujourd’hui le maître incontesté de l’Internet à Shanghai.

Dans le top 10 des applis de shopping en France

Certaines de ses entreprises sont plus célèbres à l’étranger que Pinduoduo. Vova, par exemple, est l’un des services de vente en ligne les plus populaires d’Europe. D’après les chiffres de Sensor Tower, une société d’analyse de trafic, Vova figurait parmi les dix premières applications de shopping en France et en Italie au [troisième] trimestre 2020.

La plateforme d’activités réunies dans la tour Greenland a permis à Pinduoduo de recruter ses premiers employés et a aidé l’entreprise à développer ses services de vente et de marketing.

Pinduoduo s’est d’abord présenté devant les investisseurs comme une société fondée par Colin Huang, ou du moins liée au milliardaire par le biais d’autres sociétés. Pourtant, sur les documents enregistrés auprès des autorités de régulation chinoises ne figurent que les noms de certains de ses associés. Baptisé bai shoutao, “gants blancs”, le recours à un prête-nom est une pratique courante en Chine : de riches entrepreneurs demandent à des amis ou à des proches d’être les détenteurs officiels de leurs parts d’entreprise afin de limiter leurs risques et de ne pas trop attirer l’attention sur leurs activités.

En Chine, Colin Huang a rarement possédé des actions en son nom propre. Même pour Pinduoduo : juste avant l’entrée en Bourse de la société en 2018, il a cédé ses parts à Chen Lei, directeur général de Pinduoduo et ancien camarade de l’université du Wisconsin-Madison.

“Entrepreneur en série”

Parmi ces prête-noms, une femme de 69 ans, originaire d’une région rurale de Chine intérieure connue pour ses baies de goji, détenait 90 % de plusieurs entreprises créées par Colin Huang – jusqu’à ce que le Financial Times pose des questions sur son identité.

Pinduoduo donne peu d’informations aux investisseurs sur ses liens avec toutes ces autres entreprises. La société se contente de présenter Colin Huang comme un “entrepreneur en série” et dit qu’il a fondé Xinyoudi Studio en 2011. Pourtant, aucune entreprise de ce nom n’a jamais existé – même si le nom de domaine Xindouyi.com a bien été déposé.

Le secret en culture d’entreprise

Les médias chinois décrivent Huang comme un homme mystérieux. On ne sait même pas s’il est marié. L’esprit de dissimulation prévaut également chez Pinduoduo, où les employés s’appellent par des surnoms. Deux anciens salariés expliquent qu’il est rare de connaître le véritable nom des collègues. Pinduoduo n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Colin Huang est né à Hangzhou [dans le Zhejiang, à l’est du pays], berceau du géant Alibaba, de parents ouvriers en usine. Après des études d’informatique à l’université du Zhejiang, il part aux États-Unis en 2002. Il rejoint les rangs de Google et travaille pour Google Chine, avant de se mettre à son compte à la fois “pour faire de l’argent” et “pour être un peu plus cool”.

Grâce au produit de la vente de ses actions Google, il lance Ouku, un site de produits électroniques dont il se sépare en 2010 pour 2,2 millions de dollars. Son projet suivant, Leqee, était déjà sur les rails depuis 2009 – avec Chen Lei et un stagiaire d’Ouku qui avaient enregistré Leqee à leurs noms. D’après des documents qu’a pu consulter le Financial Times, Pinduoduo affirmera par la suite à des investisseurs en capital-risque que Colin Huang avait “fondé avec succès” Leqee en 2009.

Holding informelle

Leqee a aidé de grandes enseignes à créer leurs boutiques sur les deux principales plateformes chinoises de commerce en ligne, Alibaba et JD. com. C’est aussi devenu une sorte de holding informelle à laquelle sont rattachées toute une série de nouvelles entreprises installées dans la tour Greenland.

Deux ans plus tard, le groupe dévoile un nouveau projet, Lebbay, qui, là encore, appartient en théorie à Chen Lei et à l’ancien stagiaire. Mettant à profit son expérience chez Google, Colin Huang fait de Lebbay un outil de création de sites d’e-commerce apparaissant en tête des recherches Google.

“Il ne faut pas plus d’une semaine pour créer un site, explique un ancien responsable, qui souligne que tous ces sites gèrent leurs commandes avec le même système en arrière-plan. D’après lui, Chen Lei était responsable des opérations et rendait des comptes à Colin Huang.

Une autre juteuse opération voit ensuite le jour, quelques étages au-dessus de ceux occupés par Lebbay. Sous le nom Shanghai Xunmeng, l’équipe de Huang développe des jeux en ligne comme Joyspade Texas Holdem Poker, qui s’adresse aux joueurs de l’Asie du Sud-Est, ou Girls X Battle, dans lequel les joueurs doivent amasser une armée de petites copines se battant pour eux.

Un réseau social d’e-commerce

Enfin, Huang trouve l’idée qui allait devenir Pinduoduo. En 2015, il demande à son équipe de construire un “réseau social d’e-commerce”. Baptisé Pinhaohuo, le service propose des prix réduits aux utilisateurs qui parviennent à convaincre des amis d’acheter le même produit qu’eux. Le site commence par vendre des fruits, avant que Huang n’y redéploie une centaine d’employés de Leqee pour développer l’activité.

Quelques mois plus tard, l’équipe de développement de jeux en ligne crée une nouvelle application reprenant le concept de l’achat groupé, mais cette fois pour une plateforme sur laquelle n’importe quel vendeur peut présenter ses produits. Elle est baptisée Pinduoduo, et vingt employés talentueux, spécialisés dans les jeux en ligne, se consacrent à cette appli, ainsi que l’explique alors Colin Huang dans des médias locaux. “Il y avait deux pistes différentes. Pinhaohuo se dirigeait vers un modèle de commandes et d’entrepôts comme JD. com (ou Amazon) pour des produits frais, mais pour les employés de la branche jeux en ligne, cette voie n’était pas viable.”

Le modèle économique de Pinduoduo s’impose rapidement et finit par absorber l’équipe de Pinhaohuo. Mais le réseau d’entreprises installées dans la tour Greenland reste très resserré. Lebbay sert à enregistrer les comptes du réseau social Pinhaohuo, grand générateur de ventes qui a représenté un quart des ventes totales de l’entreprise en 2016. Sur le site de Pinhaohuo, Leqee est mentionné comme opérateur. Et Shanghai Xunmeng, la branche des jeux en ligne, pilote Pinduoduo.

En 2016, des investisseurs étrangers

En 2016, alors que des investisseurs étrangers injectent 50 millions de dollars dans Pinduoduo, les propriétaires du réseau d’entreprises commencent à changer. Gu Yanping, la femme de 69 ans de la province rurale chinoise qui possède sur le papier 90 % du capital de Xunmeng, transfère ses parts à l’entité qui récupère les fonds des investisseurs américains. Plus tard, Pinduoduo affirmera dans un document que Xunmeng était “contrôlé par le fondateur (M. Huang) depuis sa création”.

Immédiatement après, Gu Yanping crée une seconde entreprise qui récupère les actifs des jeux en ligne. Un des premiers investisseurs de Pinduoduo reconnaît néanmoins que tout le réseau d’entreprises est étroitement lié à Colin Huang. “Les autres entreprises ne font pas beaucoup d’argent, elles n’ont pas vraiment d’importance, poursuit-il. Mais avec Pinduoduo, “[Huang] espère créer un géant.

Chacune de ces entreprises a ses propres employés et sa propre équipe [dirigeante], il doit leur rendre des comptes, il ne peut pas simplement fermer ces sociétés.”

Cosplay au bureau

Selon Sensor Tower, les ventes de la branche jeux en ligne l’an dernier se sont montées à 489 millions de dollars [404 millions d’euros]. Avec Pinduoduo, elle a déménagé dans des locaux flambant neufs du Shanghai Arch où l’on croise des employés en tenue de cosplay arborant des perruques bleues pour ressembler à leur personnage de jeu vidéo préféré. Ils écrivent du code quelques étages en dessous de l’équipe Pinduoduo, en pleine expansion. Les autres entreprises du réseau sont restées dans la tour Greenland. Mais les liens entre ces entités restent très étroits.

Six employés de Vova et d’autres sites d’e-commerce ont confié au Financial Times qu’ils avaient été recrutés par Lebbay ou Leqee, mais que leurs bulletins de salaire provenaient de l’entreprise créée en 2016 par Gu Yanping pour gérer les actifs des jeux en ligne issus de Pinduoduo. “Ça a toujours été un mystère, ils ne nous ont jamais dit pourquoi”, explique Ice Chen, ancien développeur pour l’un de ces sites.

L’été dernier, le Financial Times a interrogé deux de ces entreprises à propos de Gu Yanping. Peu de temps après, celle-ci a transféré la quasi-totalité de ses parts dans ces mêmes entreprises à un homme qui venait de conclure un partenariat d’investissement avec Pinduoduo, ainsi que le montrent les registres commerciaux.

Les transferts avant la levée en Bourse

C’est le dernier en date d’une longue série de transferts d’actifs réalisés par Colin Huang et ses proches – la plupart ayant eu lieu au printemps 2018, juste avant l’introduction en Bourse de Pinduoduo sur le Nasdaq [à New York]. Le plus important remonte à mai 2018, lorsque l’homme d’affaires a transféré à Chen Lei sa part majoritaire du principal opérateur chinois de Pinduoduo, une entité à détenteurs de droits variables [variable interest entity, ou VIE, une structure juridique donnant aux investisseurs étrangers des droits contractuels en Chine].

D’autres magnats chinois comme Pony Ma de Tencent ou Robin Li de Baidu continuent à contrôler de près les sociétés mères qui organisent leurs activités et détiennent des licences essentielles. Colin Huang, lui, ne possède aucune part dans la VIE de Pinduoduo.

“Colin doit vraiment avoir confiance en Chen Lei, sinon c’est une situation très risquée, autant pour Colin que pour les investisseurs américains”, note Jesse Fried, spécialiste en gouvernance des entreprises à la faculté de droit de Harvard.

 

 

Ryan McMorrow

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