La transformation des Champs-Élysées , symbole d’une ville et d’une époque

La transformation des Champs-Élysées , symbole d’une ville et d’une époque

Histoire, grandeur, beauté ; mais aussi du bruit, de la pollution, de la sur-consommation : l’avenue parisienne cristallise ce qui est la France, pour le meilleur comme pour le pire. Alors que la ville ambitionne d’en faire un “jardin extraordinaire”, une journaliste allemande s’y est promenée pour comprendre ce que cela veut dire, “ville du futur”.

Par tout temps, de jour et de nuit, ici vous trouverez tout ce que vous voulez. Avant le troisième refrain – “auuuuux Champs Élyséeeeees…” –, la chanson qu’entonne Joe Dassin en 1969 nous parle des oiseaux du point du jour qui chantent l’amour. Sauf que, dans les années 1960, on commençait déjà à entendre ce qui agace tant Jean-Noël Reinhardt aujourd’hui : le brouhaha incessant des voitures. Des pigeons se promènent au milieu des platanes qui bordent l’avenue, des pigeons qui, peut-être, roucoulent. Mais difficile de les entendre à côté de cette autoroute urbaine à huit voies. Une autoroute pavée, de surcroît. “Là, en plus, il y a plein de nids-de-poule”, tonne M. Reinhardt en pointant un doigt réprobateur vers la chaussée.

Jean-Noël Reinhardt nous a conviés cet après-midi-là à une promenade sur les Champs-Élysées. À l’en croire, l’avenue serait une des plus miteuses rues de France. Pourtant, son parcours professionnel et ses projets reposent précisément sur le fait qu’elle ne l’est pas.

Dans les années 1990, Jean-Noël Reinhardt était PDG du Virgin Megastore, ce gigantesque magasin de musique logé dans les anciens locaux d’une grande banque. Au sous-sol, disques et revues emplissaient l’ancienne salle des coffres ; pour y accéder, on traversait l’épaisse porte blindée – la pop musique avait pris la place de l’or. Et l’adresse était à la hauteur : 52, avenue des Champs-Élysées.

Comment rester un mythe sans étouffer sous le mythe ?

À l’époque, l’industrie musicale et les Champs-Élysées avaient la vie belle. “Tout le monde venait chez nous”, se souvient l’ancien patron des lieux. “Le collectionneur de jazz et le gosse de banlieue qui achetait les derniers albums de rap.” Puis, en 2013, le Virgin Megastore a baissé le rideau. Les 300 000 personnes qui, en temps normal, arpentent chaque jour l’avenue, selon les chiffres de la ville de Paris, ne l’ont peut-être pas remarqué. Mais, pour M. Reinhardt, 300 000 personnes, ce n’est pas assez. Il préside le Comité Champs-Élysées, au sein duquel 180 femmes et hommes d’affaires travaillent à un relooking complet de la “plus belle avenue du monde”. Un immense parc doit voir le jour. Et peut-être même une piscine. En tous les cas, il y aura bien plus d’arbres.

En début d’année, ce projet a beaucoup fait parler dans le monde entier. La maire de Paris, Anne Hidalgo, a promis de transformer les Champs en un “jardin extraordinaire”. Pour l’heure, la municipalité n’a pas donné d’indication précise sur qui doit mener à bien cette idée, ni quand. Néanmoins, elle est claire : les Champs doivent faire peau neuve. Au début de l’avenue, place de la Concorde, un parc doit être aménagé à temps pour les Jeux olympiques de 2024. “Une immense victoire”, applaudit M. Reinhardt. L’avenue attire toujours les visiteurs et les intérêts tel un aimant. Et le magnétisme opère d’autant plus que l’on est loin.

Le projet de Reinhardt, qu’il a baptisé “Réenchanter les Champs-Élysées”, est emblématique du défi auquel est confronté Paris. Comment rester un mythe sans étouffer sous ce mythe ?

Le monde aime Paris, mais les Parisiens, eux, sont de plus en plus stressés, ils vivent les uns sur les autres, et ils n’arrivent plus à payer les loyers qui grimpent à n’en plus finir. Les touristes s’émerveillent devant les musées, les boutiques, l’architecture. Les Parisiens, eux, souffrent de maladies pulmonaires parce qu’il ne reste presque plus un arbre pour purifier l’air de la capitale.

La relation des Français aux Champs-Élysées est contradictoire. D’un côté, la presse parle d’eux comme de la “plus belle avenue du monde”. De l’autre, les Parisiens l’ont rayée de leur vie quotidienne. Le fait est que 70 % des gens qui empruntent les Champs sont des touristes.

On découvre Jean-Noël Reinhardt, manteau foncé et cheveux gris, le plus souvent cravaté, sur toutes les photos montrant les stars françaises qui viennent allumer les plus célèbres illuminations de Noël du pays – à côté d’Audrey Tautou, d’Omar Sy, de Vanessa Paradis. Toujours rayonnant, comme si c’était chaque fois pour lui un grand événement. Le spectacle continue. Le problème, c’est le public. “Pour moi, les Parisiens sont un indicateur de qualité. Et si plus aucun Parisien ne veut venir, c’est que nous allons dans la mauvaise direction”, résume M. Reinhardt.

Trop de consommation, trop de voitures, trop de bruit

La bonne direction, c’est l’architecte Philippe Chiambaretta qui doit l’indiquer. “En fait, je n’avais pas du tout envie de travailler ici. Je suis parisien, je n’aime pas les Champs”, lâche M. Chiambaretta, en bon Parisien. Il est venu du Marais, dans le Paris branché, pour notre entretien sur les Champs-Élysées.

M. Chiambaretta a transformé l’ancien Virgin Megastore en une filiale des Galeries Lafayette, qui a ouvert ses portes en 2019. Le profane pourra penser que les numéros 52 à 60 forment un simple bâtiment art déco avec toit-terrasse. Mais c’est oublier que nous sommes à Paris. Autrefois se trouvait à cette adresse un palais du XVIIIe siècle dont la cour intérieure était décorée de statues de Michel-Ange et où Napoléon en personne a plusieurs fois festoyé. Quand Philippe Chiambaretta s’est occupé de la rénovation du bâtiment, il a eu l’impression de “sauver un malade”. Sa prochaine patiente sera ni plus ni moins que l’avenue entière.

“Les Champs concentrent tout ce que nous ne supportons plus dans les villes modernes”, pose-t-il. Et d’égrainer : trop de touristes, trop de consommation, trop de voitures, trop de bruit, trop peu de place. De temps à autre, pendant qu’il parle, un couple d’amoureux passe devant nous des sacs de shopping à la main. Sinon, pas un chat. Mais où sont donc passées les 300 000 personnes quotidiennes ? Fixé à la façade de l’Apple Store, un drapeau orné d’une pomme dorée flotte au vent et, devant l’entrée, un parcours délimité par des poteaux de guidage attend la foule. Mais en ces mois de pandémie, ces mesures de sécurité sont devenues inutiles.

En temps normal, plus de 35 millions de personnes visitent chaque année Paris. En réalité, depuis mars 2020, la ville est bien seule. Et, sur les Champs-Élysées, on voit ce que le tumulte ambiant empêchait de voir avant : la vie normale, les familles et la vie quotidienne ont déserté cette partie de la ville. Une fois les touristes partis, il ne reste plus guère que les beaux immeubles.

L’avenue des Champs-Élysées a toujours été un lieu où “montrer la grandeur du royaume, la grandeur de l’empire”. C’est “le point de départ de la France d’aujourd’hui”, poursuit M. Chiambaretta avant de tracer une ligne historique filant de Louis XIV jusqu’au Tour de France. En résumé, il y a quatre cents ans, Louis XIV fit aménager une large rue à travers les champs où Paris cultivait ses légumes. Au commencement de cette rue, Louis XV ordonna ensuite la création d’une immense place, ornée en son centre d’une statue le représentant à cheval. Louis XVI, lui, fut décapité au même endroit, à l’emplacement de l’actuelle place de la Concorde. Plus tard, Napoléon a préféré se concentrer sur l’autre extrémité de l’avenue, où il fit ériger l’Arc de Triomphe. Aujourd’hui encore, cet axe historique de près de deux kilomètres de long est utilisé pour les festivités nationales. Le défilé militaire du 14 Juillet, la dernière étape du Tour de France, les manifestations de liesse après les victoires en Coupe du monde de football : tout se passe sur les Champs.

Une nouvelle phase de l’humanité

Que signifie, pour la France, ce projet de planter des centaines d’arbres, un projet à mille lieues des statues et monuments d’autrefois ?

“Que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’humanité.” M. Chiambaretta voit dans ce verdoyant chantier l’adieu tant attendu à la modernité. Dans l’animation créée par son agence d’architecture, ce monde à naître a l’air très détendu. Les gens semblent n’avoir rien d’autre à faire que d’aller s’acheter à manger dans des restaurants en bois baignés de lumière (des snacks bio à 10 euros, imaginés par des chefs étoilés, précise l’architecte). L’asphalte est d’une teinte gris clair digne d’un canapé suédois (pour protéger le climat, alors que le goudron noir réchauffe la ville). Sans un bruit, quelques voitures électriques filent dans un sens et dans l’autre (les habitants des banlieues qui viennent travailler à Paris devront à l’avenir garer leurs véhicules thermiques sur des parkings aménagés en bordure de ville.) “Ce sera un lieu inclusif”, souligne Philippe Chiambaretta. Et, selon lui, le fait que les loyers ne sont nulle part aussi élevés qu’ici n’y changera rien. “Paris est une petite ville”, insiste-t-il ; on peut aller n’importe où en un quart d’heure à vélo. Et, sur les Champs-Élysées, Paris “va réapprendre l’art de la promenade”.

Non que les Parisiens soient de mauvais promeneurs. Au jardin du Luxembourg, on croise des messieurs d’un certain âge qui marchent sans effort, les mains croisées dans le dos, comme s’ils ne savaient pas ce que c’est que de s’agiter. Au parc des Buttes-Chaumont, même des jeunes se baladent sagement dans ce paysage imaginé par des jardiniers du XIXe siècle : cascades et collines artificielles, pont suspendu, belvédère. Reste qu’entre ces deux parcs bat le cœur de la ville, un cœur constitué de pierre. Et Paris y montre, comme le dit Christophe Najdovski, un “caractère minéral”. Minéral ? Un mot pour dire qu’il n’y a pas un arbre.

Les arbres, beaucoup d’arbres

L’écologiste Christophe Najdovski fait partie depuis 2014 du cabinet de la maire parisienne Anne Hidalgo. Voilà maintenant plus de six ans que cette socialiste mène exactement la politique que MM. Reinhardt et Chiambaretta souhaitent voir mettre en œuvre sur les Champs-Élysées : elle entend transformer Paris ville de l’auto en Paris royaume du vélo. Il y a six mois, Hidalgo a été réélue sur la promesse de planter 170 000 arbres dans la Ville Lumière. Un arbre pour chaque enfant né pendant son second mandat – le symbolisme est au rendez-vous. Et M. Najdovski est chargé de la réalisation de cette promesse. Depuis 2020, il est “Monsieur Végétalisation”, le jardinier de la mairie. Au cours des six années précédentes, il s’est fait connaître comme “Monsieur Vélo” : il a orchestré la construction de 320 kilomètres de pistes cyclables.

Au téléphone, Christophe Najdovski parle avec enthousiasme de haies de mûriers et de vergers (“Nous avons planté 57 pommiers et poiriers”), de miniforêts urbaines (“Elles doivent être très denses”), de la végétalisation du boulevard périphérique (“Il y aura une forêt circulaire tout autour de Paris”). Cette ville parmi les plus chères est en train de se reverdir. L’arbre est-il un nouveau signe extérieur de richesse, monsieur Najdovski ? “Au contraire. Nous plantons des arbres pour tous ceux qui ne sortent jamais de la ville, qui ne possèdent pas de résidence secondaire à la campagne, et qui veulent aussi voir de l’herbe de temps en temps.”

Paris, mi-février 2020. Hidalgo n’est pas encore réélue. Elle est en pleine campagne dans un café de l’extrémité calme des Champs-Élysées, ourlés à droite et à gauche de pelouses et de buissons. Les habitants du quartier possèdent une onéreuse résidence principale et, très probablement, une agréable résidence secondaire. Les Champs-Élysées ne jouent encore aucun rôle dans la version de la ville verte qu’Hidalgo présente ce jour-là. Mais ses idées pourraient faire partie du projet de Philippe Chiambaretta. Notre ville doit se transformer pour s’adapter à une nouvelle époque, dit-elle. Elle parle du changement climatique qui frappe durement Paris parce que ses rues sans arbres emmagasinent la chaleur. Elle prévient que, si on laisse Paris tel quel, ce ne sera plus une ville où il fait bon vivre.

C’est ça, les vrais problèmes de cette ville !”

Le public se compose d’habitants des beaux quartiers environnants – le gratin de la capitale. Aux premiers rangs, des sexagénaires en tenues dispendieuses se font de plus en plus véhémentes au fil des explications de la candidate. “Comme si j’allais me mettre au vélo”, lâche l’une d’elles après le discours. “Je veux simplement prendre le bus et ne pas être tout le temps bloquée dans les bouchons à cause de tous ces travaux pour des pistes cyclables.” Et son amie de renchérir : “Récemment, j’ai failli marcher sur un rat en sortant de ma voiture. C’est ça, les vrais problèmes de cette ville !”

À Paris, les conservateurs adorent médire d’Hidalgo. Il y a partout des magasins bio et des jeunes à vélo, soit, mais les services d’enlèvement des ordures sont débordés, et les nouveaux parcs à la mode sont pris d’assaut par les dealers et les alcooliques.

Mais Hidalgo est réélue. Les quartiers chics de l’Ouest, y compris les Champs-Élysées, ont voté pour la républicaine Rachida Dati. Hidalgo, elle, a remporté le Centre et l’Est, des quartiers où la vie est depuis longtemps devenue aussi chère qu’à l’Ouest, mais sans la vision bourgeoise.

Entre le premier tour en mars et le second en juin, les Parisiens vivent reclus chez eux. Le confinement est strict, les parcs fermés. “La pandémie a accéléré la métamorphose de la ville”, constate Christophe Najdovski. “Après le confinement, les gens se sont jetés sur le moindre bout de verdure.” Le fait qu’ils se soient en plus massivement mis au vélo tient moins à l’amour de la nature qu’à la peur du virus. Ceux qui le peuvent évitent de prendre le métro.

Durant l’été, une courte vidéo partagée des millions de fois a été encensée sur Internet. C’est une vidéo qui montre la rue de Rivoli, laquelle relie la place de la Bastille, à l’Est, et la place de la Concorde, à l’Ouest, dans le prolongement des Champs-Élysées. Depuis le printemps, la rue de Rivoli appartient aux cyclistes. Et, sur la vidéo, Paris ressemble à Amsterdam.

Quand Monsieur Vélo veut souligner à quel point tout cela va dans le bon sens, il dit : “Je constate que toujours plus de vélos s’arrêtent aux feux rouges.”

Cette avenue est à nous !

Les Champs, en revanche, sont toujours envahis par les voitures. Sur un terre-plein central, une jeune femme aux longues dreadlocks photographie son petit ami, qui fait légèrement descendre sa doudoune pour dégager ses épaules et rendre visible la chaîne argentée qu’il porte autour du cou. En arrière-plan, l’Arc de Triomphe. Des touristes ? “Non, on habite à Paris, mais on s’est dit qu’on faisait trop rarement de photos des monuments de fou qui sont ici.” Trouvez-vous aussi que les Champs-Élysées doivent être embellis ? Réponse irritée : “Qu’est-ce qui n’est pas beau ici ?” La nuit tombe et l’avenue commence à se métamorphoser en une longue ligne scintillante. Telle une guirlande qui traverserait la ville.

À l’hiver 2018, une fumée âcre s’élevait le long de cette ligne. À l’époque, des personnes revêtues d’un gilet de sécurité jaune fluorescent occupaient des ronds-points de tout le pays. La majeure partie du mouvement s’est installée en périphérie de petites villes, faisant griller des saucisses au barbecue et bloquant la circulation. Mais les plus furieux des “gilets jaunes” s’en sont allés jusqu’à Paris. Là où les attendait la meilleure scène qui soit pour faire entendre leur colère : les Champs-Élysées. Des groupes de droite se sont mêlés à des groupes de gauche, et des personnes qui n’avaient jamais protesté auparavant clamaient qu’il était temps de montrer à ceux d’en haut qu’ils en avaient ras le bol. Les magasins se sont barricadés. Chez Chanel, on a fixé des panneaux de bois peints en noir devant les vitrines. Comme pour dire que la révolte des autres ne changeait rien à leur goût raffiné. Les “gilets jaunes” ont manifesté devant ces boutiques cloîtrées, entonnant parfois la Marseillaise. Ils se sont retrouvés autour de cette revendication amère : cette avenue est la France, cette avenue est à nous.

Lorsque l’architecte Philippe Chiambaretta parle du caractère inclusif des Champs-Élysées, il pense moins à quelque chose qui doit être créé qu’à quelque chose qui doit être conservé. Pour l’ex-PDG du Virgin Megastore, “l’ADN des Champs” est un “mix de luxe et de populaire”. Concrètement, cela veut dire que la boutique Bulgari se dresse entre deux fast-foods. Et que, l’été, des jeunes font la course sur les Champs. Pas en voiture de sport, non, mais en trottinette électrique et après avoir inhalé du gaz hilarant. C’est interdit, c’est dangereux, et ça énerve tout le monde. Mais c’est ça, les Champs-Élysées.

Nadia Pantel

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