La regrettable américanisation de la France

La regrettable américanisation de la France

En France, la critique grandit contre l’importation excessive de certaines théories de sciences sociales américaines dans l’Hexagone. Le néopuritanisme répandu dans les universités outre-Atlantique est effectivement en train d’imposer des limites au droit de critiquer, qui est pourtant fondamental, déplore ce chroniqueur québécois.

En France, 2021 sera l’année du bicentenaire de la mort de Napoléon. C’est en effet le 5 mai 2021 que ce génie politique et militaire qui transforma la face du monde rendit son dernier souffle à Sainte-Hélène. La série de commémorations prévues, dont la publication d’une centaine de livres, a pourtant mal commencé. La conférence prévue cet automne à Nantes avec l’historien Thierry Lentz a été annulée. Dans un texte sibyllin, l’école de commerce de Nantes se contente de dire qu’elle ne voulait pas “promouvoir l’héritage napoléonien en cette période”

Le lecteur averti devinera que celui qui a rétabli l’esclavage dans les colonies en 1802, alors qu’il était Premier consul, n’est pas en odeur de sainteté dans la ville qui abrite un mémorial consacré à son abolition. Comme si ce personnage plus grand que nature pouvait être ainsi réduit à cette seule décision. Une décision qui mériterait justement d’être étudiée sous l’angle historique plutôt que sous le seul éclairage de la morale.

Refus de publication pour non-respect de l’écriture inclusive

La révolution néopuritaine qui fait rage dans les universités américaines serait-elle en train de gagner la France ? On peut le craindre. Déjà, les annulations et les tentatives d’annulation de conférences sont légion. On pense à la spécialiste de l’esthétique Carole Talon-Hugon chahutée à Nice et qui est l’auteure d’un ouvrage fort à propos intitulé L’Art sous contrôle (PUF). L’an dernier, l’enseignante de la Sorbonne Yana Grinshpun s’est vu refuser la publication d’un texte sous prétexte qu’il ne respectait pas les règles de l’“écriture inclusive”, ce code impraticable devenu le nouveau drapeau rouge des militantes féministes les plus radicales.

Ce que Grinshpun nomme la “radicalisation progressive de l’espace universitaire” a déjà atteint aux États-Unis des sommets stratosphériques. En 2018, les chercheurs américains Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian en avaient fait la démonstration par l’absurde. Ils rédigèrent une vingtaine d’articles truffés d’enquêtes bidon et de statistiques bidouillées flattant tous dans le sens du poil les nouvelles idéologies radicales à la mode. L’un d’eux affirmait démontrer qu’une “rampante culture du viol” sévissait chez les chiens, dont certaines races souffraient d’une “oppression systémique”. Un autre dénonçait l’astrologie comme une pratique masculiniste et sexiste afin de lui opposer “une astrologie féministe, queer et indigéniste”. Au moment où le canular fut révélé, sept de ces articles avaient été acceptés, sept autres étaient à l’étape du comité de lecture et six seulement avaient été refusés.

Un dernier, mais non le moindre, reproduisait un extrait de Mein Kampf où l’on avait simplement remplacé “Juifs” par “Blancs”. Il fut refusé, mais reçut les éloges de plusieurs universitaires chevronnés. Les auteurs de ce coup fumant entendaient ainsi démontrer à quel point ce qu’ils nomment les “grievance studies” – que l’on pourrait traduire par “facultés de la récrimination”, ou des “doléances” – a substitué l’idéologie à l’étude des faits.

Du n’importe quoi sur la race, le sexe et l’identité

Pluckrose et Lindsay viennent d’ailleurs de publier le best-seller Cynical Theories, qui s’est vu décerner le titre de “meilleur livre politique de l’année” par le Times. Son sous-titre est déjà tout un programme : “Comment les militants universitaires ont fait n’importe quoi sur la race, le sexe et l’identité – et pourquoi cela nuit à tout le monde”.

Les “gender”, “ethnic” ou “post-colonial studies” fonctionnent en effet souvent comme si les femmes, les homosexuels ou les Noirs étaient seuls habilités à parler de ces sujets. Comme si leur parole était par essence sacrée et incontestable. Comme si elle échappait aux règles normales de la critique.

Or la critique n’est-elle pas fondatrice de l’université au moins depuis Montaigne ? Elle est inhérente et constitutive de tout travail universitaire, peu importe le sexe, la race ou l’orientation sexuelle de celui qui parle. Quant aux discours militants, qui sont respectables tant qu’ils ne se cachent pas sous de mauvais prétextes, ils ne sont pas plus solubles dans la recherche universitaire que dans le journalisme.

Du courage

Comme l’écrit Thierry Lentz : “Les groupes militants ont toujours existé. Ils ont toujours été agissants. […] Cela étant, les choses changent désormais rapidement en raison de la mollesse générale de la société et des administrations. Dire qu’un étudiant est là pour étudier est presque un scandale, empêcher les interventions extérieures d’historiens ou de philosophes entre presque dans les mœurs. Sur ce point, l’avenir est sombre, n’en doutons pas.”

Alors que les digues sautent les unes après les autres, en France comme au Québec, certains réclament une loi afin de protéger la liberté de parole dans une institution qui devrait pourtant en être le sanctuaire. Nul doute que, pour défendre cette liberté, il faudra des recteurs autrement plus hardis que celui de l’université d’Ottawa, qui a refusé de soutenir la professeure Lieutenant-Duval à qui l’on avait reproché l’automne dernier d’avoir osé prononcer le mot “nègre”.

“On ne peut pas faire semblant d’être courageux”, disait un personnage qui en connaissait un bout sur le sujet. Un certain… Napoléon Bonaparte.

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