La plateforme Twitch, un refuge pour les artistes privés de scène

La plateforme Twitch, un refuge pour les artistes privés de scène

Alors que les salles de spectacles ferment à cause de la crise sanitaire, de plus en plus de musiciens et d’artistes migrent sur Twitch. La plateforme de streaming d’Amazon, jusque-là orientée vers le jeu vidéo, a des atouts pour les séduire.

Il y a dix mois, l’humoriste anglaise Sooz Kempner se préparait à une nouvelle année bien chargée. En plus des préparatifs pour sa huitième participation, en solitaire, au Fringe d’Édimbourg [l’un des plus grands festivals au monde, mêlant théâtre, stand-up et arts de rue], elle animait deux podcasts et se produisait sur scène cinq soirs par semaine. Puis, mi-mars, la pandémie déferle au Royaume-Uni.

“En un week-end, j’ai perdu tous mes contrats, explique-t-elle. À un moment, j’ai même perdu l’équivalent de 3 000 livres [3 300 euros] de boulot en deux heures, bam, bam, bam, d’un coup. Évidemment, pas de spectacle égale pas d’argent. Après presque quinze ans à me produire en salle, c’était très perturbant de me retrouver d’un coup sans aucun job pour les semaines et mois à venir.”

Une communauté de gamers… entre autres

Kempner s’essaie alors au Facebook Live mais se heurte à des problèmes techniques. Elle connaissait l’existence de Twitch mais elle y avait renoncé plusieurs années auparavant, trouvant son utilisation trop compliquée. Peinant à trouver un public devant lequel jouer, elle s’inscrit néanmoins à contrecœur sur la plateforme et, à sa grande surprise, devient accro. Aujourd’hui, Kempner se produit régulièrement sur Twitch et elle n’a nullement l’intention de s’arrêter – même une fois la pandémie terminée.

Twitch est une application et un site de live streaming où regarder et/ou diffuser des vidéos en direct. Jusqu’à récemment, elle était presque exclusivement utilisée par les amateurs de jeux vidéo. On y trouve typiquement des vidéos diffusées depuis une PlayStation, une Xbox ou un ordinateur, montrant ce qui se passe sur l’écran d’un joueur, ainsi qu’une petite fenêtre où apparaît son visage, afin de pouvoir suivre ses réactions en même temps que la partie. Regarder d’autres personnes jouer à un jeu vidéo est une activité bien plus populaire que ce qu’imaginent les non-initiés.

Et c’est devenu un passe-temps de plus en plus répandu en ces temps de pandémie. En 2019, Twitch comptait 3,64 millions de streamers [diffuseurs] uniques par mois, un nombre qui a déjà presque doublé pour atteindre les 6,2 millions cette année. Entre avril et juin, les utilisateurs ont regardé plus de 5 milliards d’heures de retransmissions sur la plateforme. Depuis son lancement en 2011, Twitch a vu de nouvelles communautés se développer. Ce qui était à l’origine un repaire pour fans de jeux vidéo est en train de se transformer en authentique réseau social où se retrouvent musiciens, humoristes et autres célébrités.

Plus fluide que les autres plateformes

Bijan Stephen travaille pour le site The Verge, spécialisé dans les nouvelles technologies, en tant que reporter et diffuseur sur Twitch. Il était déjà membre de la plateforme depuis plus d’un an lorsqu’il a rejoint l’équipe de The Verge. Si la plateforme n’est pas toujours facile d’accès, explique-t-il, c’est parce qu’elle s’est essentiellement développée à l’écart du reste d’Internet. Elle a en effet grandi tranquillement dans son coin et a développé une culture unique qui lui confère un aspect radicalement différent des autres services. “Twitch est ce qu’il est aujourd’hui parce qu’il a longtemps été ignoré. Le public mainstream est largement passé à côté, poursuit Stephen. Mais la pandémie a grandement amélioré sa visibilité, et du jour au lendemain, tout le monde s’est mis à en parler.”

Twitch est plus fluide que les autres plateformes. Sachant que tout est diffusé en direct, de petites communautés se forment rapidement autour de certains streamers. La plateforme est également plus rigoureusement modérée que ses consœurs et fait partie des rares réseaux sociaux à avoir banni Donald Trump – temporairement en juin – pour violation de ses règles. “C’est un service où il n’est clairement pas autorisé de dire absolument tout ce que l’on veut”, confirme son PDG, Emmett Shear. 

C’est aussi une plateforme où les utilisateurs n’hésitent pas à payer pour accéder à du contenu. La plupart des membres payent au moins un abonnement à une poignée de chaînes. Twitch empoche une part non négligeable de ces montants : 50 % à l’heure actuelle. Le service est la propriété d’Amazon, qui offre un abonnement gratuit par mois à ses clients Prime [c’est-à-dire avec un compte Amazon payant], et les utilisateurs peuvent faire des dons aux streamers qu’ils aiment en leur envoyant des bits, équivalent des centimes de dollars américains.

Créer du avec les fans

Avec de pareils montants, la plupart des streamers ne dégagent pas de revenus suffisants pour vivre de la plateforme mais, comme dans d’autres secteurs du divertissement, quelques heureux élus voient leur popularité exploser. La signature d’accords avec Twitch peut alors leur rapporter “des millions”, ajoute Stephen, et les contrats avec des marques et sponsors constituent une autre activité lucrative pour les streamers les plus populaires. Twitch n’a jamais été exclusivement réservé aux joueurs, il existe des chaînes “juste pour discuter”, pour parler de politique, de musique ou d’humour. Le site a recruté son premier responsable musique en avril, et les chaînes parlant de tricot et de travaux manuels sont de plus en plus en vogue.

Certains artistes établis explorent aujourd’hui les possibilités de la plateforme pour créer du lien avec leurs fans. L’acteur et humoriste écossais, Brian Limond, alias Limmy, est l’un des streamers les plus suivis au Royaume-Uni. Ses vidéos quasi quotidiennes où il pratique le jeu vidéo, la musique et la comédie sont regardées par près de 242 000 abonnés. Limond a annoncé début septembre qu’il allait arrêter les séries, les livres et le spectacle vivant pour se consacrer entièrement au streaming.

Je sais qui je suis et c’est ça que je veux faire… Je veux faire ça pour le restant de mes jours jusqu’à ce que je tombe de mon fauteuil, terrassé par une crise cardiaque”, explique-t-il.

Le sentiment d’appartenir à une communauté

Pour Karen Allen, la découverte de ces vidéos diffusées en direct a d’abord été “un choc. Il a fallu que je comprenne pourquoi les gens payaient. Mais j’ai rapidement compris. Il ne s’agissait pas des contenus mais des communautés.” Allen, qui a étudié la stratégie et le développement commercial, est une spécialiste du live streaming et l’autrice de Twitch For Musicians [“Twitch pour les musiciens”, non traduit]. Elle collabore avec de jeunes artistes pour les aider à se faire connaître sur Twitch et à en tirer des revenus.

Sur la plateforme, cela va plus loin que le spectacle. “Vous devez être actif, vous abonner à d’autres diffuseurs et faire partie intégrante de la communauté musicale, explique-t-elle. Quand vous avez l’impression de retirer quelque chose de précieux d’une expérience, la réaction naturelle de tout être humain est d’offrir quelque chose de précieux en échange.”

Lorsque vous payez pour vous abonner à une chaîne, vous pouvez utiliser des émojis spécifiques de la chaîne – des emotes – qui témoignent de votre appartenance à un groupe de fans, un peu comme un badge ou un pin’s. “Ce n’est pas comme si des abonnés anonymes et sans visage jetaient de l’argent par les fenêtres. Quand vous payez votre abonnement, il se passe quelque chose à l’écran, votre geste est reconnu et c’est amusant. Vous contribuez à la chaîne”, poursuit Allen.

Faire carrière : possible, mais difficile

La communauté musicale sur Twitch est encore “petite”, reconnaît-elle, mais elle s’est considérablement agrandie au cours des six derniers mois avec les annulations en cascade des concerts et spectacles. “La musique était de plus en plus présente ces dernières années, mais ces derniers mois, la tendance a explosé, déclare Tracy Chan, responsable de la musique pour Twitch. “En fait, la catégorie musique a augmenté de 550 % par rapport à l’année dernière, et de plus en plus de musiciens viennent construire leur communauté.”

Le nombre de musiciens sur Twitch reste relativement faible – même pour les professionnels à temps plein – mais les abonnés sont précieux. Travis et Allie, un couple de Texans qui diffuse des reprises de country depuis janvier 2016 sur leur chaîne a_couple_streams, réunissent en moyenne 700 spectateurs en direct et chacune de leurs vidéos totalise entre 5 000 et 10 000 vues. Sur une plateforme comme Spotify, qui reverse aux artistes environ un tiers de centime par écoute, ils ne gagneraient pas grand-chose. Mais sur Twitch, c’est assez pour faire carrière.

Pour d’autres, la plateforme demeure une source de revenus secondaire. Marina Verenikina, chanteuse et pianiste russo-américaine installée à Los Angeles, a commencé à diffuser sur Twitch sous le pseudo Marina V en mars 2019 alors qu’elle était enceinte de sept mois et se préparait à une année sans tournée. Après avoir sorti douze albums et travaillé vingt ans dans l’industrie musicale, Verenikina a un public international. Elle n’a toutefois pas réussi à convaincre beaucoup de ses fans de la rejoindre sur Twitch, où elle a donc bâti sa communauté “pratiquement à partir de rien”. Marina se produit deux fois par semaine et compte 1 600 abonnés, dont 45 en moyenne la regardent simultanément en direct. 

Pour l’heure, elle ne gagne pas grand-chose sur la plateforme, mais Twitch est désormais un des nombreux aspects de son activité et elle est contente d’y être présente. Elle aimerait toutefois qu’il existe “une meilleure façon de découvrir des artistes” et juge “dingue” le fait que Twitch s’octroie 50 % des revenus des diffuseurs. “C’est beaucoup trop élevé et je trouve que c’est assez injuste.”

La scène virtuelle du futur ?

Twitch est-il en train d’ouvrir une nouvelle voie pour faire du live streaming l’avenir de l’industrie musicale ? À l’heure où les concerts et festivals sont impossibles, ce genre de diffusion en ligne aide incontestablement les artistes à survivre. Il n’est pas dénué de problèmes pour autant. Les investissements de départ pour les diffuseurs ne sont pas négligeables : les abonnés attendent une image et un son de haute qualité, plusieurs angles de vue et un éclairage professionnel, ce qui nécessite du matériel et du savoir-faire. Il n’est pas toujours facile de repérer des artistes, notamment quand ils sont peu connus, et si les diffuseurs peuvent sentir une certaine proximité avec les gens qui les regardent, Twitch ne leur dit en revanche pas grand-chose sur qui sont ces gens, souligne Allen.

Twitch apporte néanmoins quelque chose de nouveau, estime Kempner. “Ce n’est pas un ersatz de spectacle, c’est quelque chose de complètement différent. Cela me permet de me produire en direct pour des gens du monde entier qui, sinon, n’auraient pas l’occasion de me voir sur scène. Depuis cinq mois, c’est aussi une source de revenus réguliers.” Twitch n’est peut-être qu’un à-côté bienvenu pour certains artistes, pour d’autres, ce n’est pas qu’une solution temporaire : c’est l’avenir.

Sarah Manavis et Ellen Peirson-Hagger

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