Cet universitaire aux opinions controversées sur le genre et l’égalité des sexes doit publier au printemps un nouveau livre chez Penguin Random House Canada. L’annonce de sa publication a provoqué une vive émotion chez certains salariés de l’entreprise. Des commentateurs voient dans leurs protestations une nouvelle manifestation de la cancel culture.
Toutes les opinions peuvent-elles être publiées ? Et si oui, peut-on travailler pour une entreprise qui véhiculerait celles auxquelles on est le plus farouchement opposé ? Certains salariés de la branche canadienne du géant de l’édition Penguin Random House estiment que non, et ils l’ont fait savoir à leur hiérarchie, relate Vice.
Le site rapporte les propos de quatre employés, “qui se sont exprimés sous le couvert de l’anonymat, par crainte pour leur poste”. D’après ces sources, la direction de Penguin Random House Canada a organisé lundi 23 novembre une “réunion de crise” afin de permettre à ses collaborateurs de s’exprimer, après l’annonce que l’une de ses filiales (Knopf Random Canada Publishing Group) allait publier en mars 2021 le nouveau livre de l’universitaire Jordan Perterson. Son précédent (traduit en 2018 chez Michel Lafon sous le titre 12 Règles pour une vie : un antidote au chaos) s’était écoulé à “plus de cinq millions d’exemplaires à travers le monde”, précise Vice.
Professeur de psychologie à l’université de Toronto, Peterson (dont Courrier international a publié un portrait ici) est une figure controversée dans le monde anglophone, où ses détracteurs l’accusent de faire le jeu de l’extrême droite. Comptant aujourd’hui près de 5 millions d’abonnés cumulés sur sa chaîne YouTube et son compte Twitter, Peterson s’est d’abord fait connaître au Canada en 2016 en s’opposant à un projet de loi – adopté depuis – qui visait à faire reconnaître les atteintes à “l’identité ou l’expression de genre” comme des discriminations, au même titre que les discriminations raciales ou sexuelles.
Se présentant comme “un enseignant anti-politiquement correct”, Peterson est notamment critiqué pour son opposition farouche à l’emploi en anglais du pronom pluriel “they” par les personnes non binaires (qui ne se reconnaissent ni dans un genre ni dans l’autre). Le magazine américain The New Yorker rapportait ainsi son point de vue dans le portrait qu’il lui avait consacré en 2018 :
Peterson n’admet pas que l’État puisse l’obliger à utiliser ce qu’il considère comme des néologismes d’‘autoritaristes’ politiquement corrects. Durant un débat qui s’est tenu à l’université de Toronto, il a déclaré : ‘Je ne vais pas me faire le porte-parole d’un langage que je déteste.’ Puis il a ajouté en croisant les bras : ‘Un point c’est tout !’”
Pour Peterson, la domination masculine est un mythe
Coutumier des dérapages (il n’avait pas hésité, cette même année, à traiter sur Twitter de “putain de moralisateur” et de “connard raciste et arrogant” l’auteur d’un article au vitriol paru à son sujet dans la très progressiste New York Review of Books), Peterson arbore volontiers sur les plateaux de télévision “le rôle d’un ardent antiféministe, résolu à mettre fin à l’oppression des hommes par les femmes en détruisant [ce qu’il considère comme] le mythe de la domination masculine”, soulignait encore The New Yorker.
Mais Jordan Peterson a aussi des défenseurs. Avant que la notion de cancel culture n’envahisse les pages des journaux et des sites américains et britanniques, il était salué par The Spectator (le magazine de référence des conservateurs britanniques) comme un “héros de la contre-contre-culture”. Autrement dit, un rempart à ce que cet hebdomadaire considérait déjà comme une forme de bien-pensance qui met à ses yeux en danger la liberté de débattre.
Un rempart contre l’extrême droite ?
La journaliste et essayiste britannique Zoe Strimpel estime pour sa part dans The Daily Telegraph que Peterson est “certes loin d’être un penseur exceptionnel”, mais que “nul ne peut nier sa capacité à fédérer un public immense (majoritairement masculin) venu d’un très large spectre d’opinions et de sensibilités, et cela mérite intérêt et respect”.
Pour cette auteure, en combattant des concepts tels que le “privilège blanc” et en se posant en défenseur des masculinités, Peterson constitue un rempart contre l’extrême droite plutôt qu’il ne la nourrit :
Il comble un vide idéologique chronique, offrant un refuge intellectuel […] à ceux, nombreux, qui n’ont rien vers quoi se tourner.”
Des employés en pleurs
Pour certains employés de Penguin Random House Canada, l’idée que leur entreprise puisse publier un livre signé Peterson n’en est pas moins insupportable. “Des dizaines” d’entre eux ont, selon les informations de Vice, fait remonter à leur direction des “dénonciations anonymes” à son sujet. Et selon l’une des personnes présentes lors de la réunion publique du 23 novembre, “certains étaient en larmes […], traumatisés par l’effet que Jordan Peterson a eu, directement ou indirectement, sur leurs vies”.
Des informations qui ont fait sortir de ses gonds le commentateur canadien Rex Murphy, lequel a réagi dans le quotidien conservateur National Post. Fustigeant la culture woke (littéralement “éveillée”, qui sert à désigner ceux que leurs adversaires accusent d’élitisme culturel), sa tribune étrille “l’ineptie, la bêtise, la complaisance, l’égocentrisme et l’irrationalité de cette mafia woke qu’on tolère et qu’on cajole depuis trop longtemps”.
De son côté, The Guardian cite un communiqué de Penguin Random House Canada, qui déclare “rester à l’écoute de [ses] collaborateurs et être disposée à répondre à toutes leurs questions”, tout en renouvelant sa “volonté de publier des voix et des positions venues de tout le spectre des idées”.
Ainsi que le rappelle le quotidien britannique, les protestations contre le livre de Peterson surviennent moins d’un an après qu’un autre géant de l’édition, Hachette, a renoncé à publier les Mémoires du cinéaste Woody Allen (qui ont finalement trouvé un autre éditeur aux États-Unis). Et quelques mois après que cette même maison Hachette a essuyé des critiques en interne pour avoir accepté de publier le prochain roman jeunesse de JK Rowling après la polémique sur les propos jugés transphobes de la romancière.