Le 14 juin 2015, la librairie La Hune ferme définitivement ses portes, après une chute de 35% de son chiffre d’affaire sur les cinq dernières années. Depuis, il ne reste plus qu’une seule librairie (l’Écume des Pages) à Saint-Germain-des-Prés, quartier littéraire emblématique de l’après-guerre, devenu au fil des années une simple vitrine pour les griffes de luxe parisiennes. Pourtant, à l’approche des cafés historiques, c’est bien le bruissement régulier de pages qui se tournent que l’on entend : le journal a su garder sa place en terrasse. On trouve d’ailleurs ici autant de kiosques à journaux que l’on en comptait dans les années cinquante, tandis que 950 marchands de journaux à travers la France ont été contraint d’arrêter leur activité en 2014. Pierre, 47 ans, occupe l’un d’entre eux, place Jacques Copeau, depuis quinze ans.
« Moi ce qui m’intéresse ce n’est pas de faire fortune, ce sont les gens »
Parce qu’il ne se voyait pas passer sa vie assis derrière un bureau, notre homme a choisi de se tenir debout derrière un comptoir. Il prévient d’ailleurs en souriant que le port de bas de contention est indispensable pour ne pas trop souffrir de la « maladie du pharmacien », qui engourdit le bas du corps forcé de rester ainsi immobile 8h30 à 19h, six jours par semaine. « Certes le salaire/horaire est ridicule, mais comme on fait beaucoup d’heures c’est intéressant » lance-t-il sans regrets. Cet ancien étudiant en électronique est en effet venu au métier de kiosquier par choix. Passionné de vieilles voitures, il passait ses week-ends à feuilleter les magazines automobiles à Alésia, dans le quatorzième arrondissement de Paris. Jusqu’à ce que le vendeur de journaux, devenu un ami, finisse par lui proposer de tenir la boutique le temps d’un été, puis de prendre la main.
Je suis curieux des gens. Certes, ils sont parfois pénibles ! Que ce soient les quinze touristes qui viennent s’abriter quand il pleut et empêchent les clients d’entrer ou les grands-mères du quartier qui se débarrassent de leurs petites pièces. Il faut supporter de voir beaucoup de monde, il faut être bavard. Je parle aussi bien avec les clochards du coin qu’avec les ambassadeurs retraités.
Le lieu de rendez-vous des travailleurs du quartier
Après dix ans de mobilité à travers différents arrondissements, Pierre s’est installé à Saint-Germain-des-Prés. « Avec l’appel d’une clientèle plus aisée bien sûr, plaisante-t-il. Je me suis dit que les gens qui avaient plus d’argent avaient également plus de temps à consacrer à l’art, la littérature… Et finalement, pas tellement. Cela passe beaucoup par l’apparence. » Le vendeur met cependant un point d’honneur à réserver un accueil chaleureux à ses clients, « humain, pas comme dans toutes les boutiques de luxe qui m’entourent ». Il n’hésite pas à saluer une vieille dame d’un enjoué « Bonjour jeune fille », avant de sermonner avec humour un quinquagénaire en costume venu acheter un magazine people.
Il faut se demander pourquoi les gens viennent prendre leur journal chez vous plutôt que de s’abonner alors que c’est plus économique. La différence, c’est l’ambiance.
L’antre de Pierre est un véritable lieu de rendez-vous des travailleurs du quartier : en une heure, on croise un chauffeur de bus entre deux services, un conducteur de pousse-pousse, le sommelier du Monoprix voisin venu proposer de ramener une caisse de vin la semaine suivante, un avocat, un antiquaire turc venu montrer ses photos de vacances, l’ancien ambassadeur de France au Liban, ou encore le serveur de la pizzeria mitoyenne (où Pierre a son entrée quand il souhaite aller aux toilettes).
“Tous mes copains kiosquiers se sont mariés avec l’une de leurs anciennes clientes !”
Quand j’ai débuté dans la profession, on m’a dit deux choses : Premièrement, un an dans un kiosque, c’est cinq ans dans la vie normale sur le plan psychologique et, deuxièmement, il faut être absolument sûr de son couple ! Vous n’imaginez pas le nombre de filles qu’on rencontre, s’amuse-t-il. C’est simple : tous mes copains kiosquiers se sont mariés avec l’une de leurs anciennes clientes !
Sa première rencontre avec celle qui partage sa vie aujourd’hui, il l’a faite quand il travaillait à Austerlitz. “C’était une cliente régulière. Un jour, je lui ai dit que je déménageais à Saint-Germain. A peine étais-je installé, qu’elle est venue m’y acheter son journal, comme si de rien n’était, avec toute la malice du monde dans ses yeux. On nage en plein cliché, n’est-ce pas ? ».
Le récit que fait Pierre de sa profession rappelle le rôle social des kiosques à journaux : plus que des commerçants, ils sont, au même titre que les boulangeries ou les salons de coiffure, un facteur d’intégration et de lien social pour les habitants du quartier. Des lieux de convivialité que les pouvoirs publics semblent vouloir préserver : depuis 2007, la mairie de Paris a soutenu l’ouverture d’une centaine de kiosques à journaux à travers la capitale.