Chers Français, ne tirez pas sur le correspondant étranger !

Ce n’est qu’une anecdote, mais elle est très révélatrice de la France : invité sur France Culture, le correspondant à Paris du Washington Post s’est vu reprocher de ne pas comprendre la France, et surtout de la critiquer sur la laïcité. Mais c’est justement ce regard extérieur de la presse étrangère dont les Français ont beaucoup à gagner aujourd’hui.

Je ne connais pas James McAuley, le correspondant en France du Washington Post, tout juste nommé éditorialiste chargé de l’Europe. J’ai d’ailleurs choisi de ne pas le contacter avant cette chronique, qui porte moins sur son travail et sa vision de la France que sur le traitement dont il a récemment bénéficié dans l’émission Répliques sur France Culture.

McAuley, parfaitement francophone, sera en outre l’un des invités, en juillet prochain, du Festival international de journalisme de Couthures organisé par Le Monde [Courrier international fait partie du groupe Le Monde] du 9 au 11 juillet, dont Le Temps est partenaire. Nous débattrons avec lui de l’image de l’Hexagone et des États-Unis. Tant mieux. L’occasion sera belle, pour le public, de nous contredire ou de nous critiquer ensemble, aux côtés de confrères et consœurs espagnols, britanniques, allemands ou africains…

Personne pour écouter ce qu’avait à dire le journaliste

Le sujet n’est donc pas de porter assistance à un confrère blessé sur le champ de bataille de l’opinion et de l’information. Le Washington Post, quotidien prestigieux possédé par Jeff Bezos, le patron du géant Amazon, n’a pas besoin d’un soutien helvétique. C’est la méthode qui nous intrigue ici. Invité de l’une des émissions phares du paysage intellectuel français, James McAuley est tombé dans une embuscade. Il ne s’agissait pas, pour son animateur Alain Finkielkraut (qui vient de provoquer une nouvelle polémique sur LCI, à propos des accusations d’inceste portées contre le constitutionnaliste Olivier Duhamel) et son invité et vieux complice, le romancier essayiste Pascal Bruckner, d’écouter ce que ce correspondant étranger avait à dire sur la France, sa laïcité et son rapport aux religions. Le but était de le sommer de s’expliquer, après la parution de plusieurs articles critiques vis-à-vis de l’Hexagone dans… le New York Times. Accusé, levez-vous : le tribunal vous écoute. Sans surprise, l’exécution est apparue, au fil de l’émission, programmée…

Loin de moi l’idée de faire la leçon à nos interlocuteurs français. Cette chronique n’aurait sans doute jamais été écrite si Pascal Bruckner, auteur d’Un coupable presque parfait : la construction du bouc émissaire blanc (Éd. Grasset) ne m’avait pas tendu une perche en affirmant sur France Culture : “Si un journaliste suisse nous critiquait, ce serait acceptable, car la Suisse est une démocratie irréprochable…” Ah bon ? Nous voici donc, petite Helvétie barricadée hier dans son secret bancaire attaqué au vitriol dans le livre de Mémoires du juge Van Ruymbeke tout juste paru (Éd. Tallandier), promu censeur autorisé de la République. Oui aux critiques suisses. Non aux critiques américaines. Motif : les États-Unis ne comprennent pas la France et ils ne la supportent pas car elle résiste à leur “cancel culture”. Le drapeau américain mis par Emmanuel Macron à côté de l’étendard tricolore dans son intervention surprise, la nuit où le Capitole a été envahi à Washington, s’avère décidément une funeste erreur diplomatique.

Le correspondant n’est ni essayiste, ni moraliste, ni juge

Voici donc ce que le correspondant suisse, proclamé observateur “acceptable”, peut dire de cette émission radio d’une heure : elle n’était pas digne. Un correspondant étranger n’est d’abord qu’un journaliste. Il observe. Il commente. Il raconte. Il peut évidemment se tromper. Il peut, comme l’ont montré certaines comparaisons inacceptables du New York Times sur les caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo et les caricatures de juifs durant la guerre, verser dans une polémique scandaleuse. Mais il n’est ni essayiste, ni moraliste, ni juge. Ce qui le différencie de pas mal d’intellectuels français. Que mes confrères américains ne comprennent pas la laïcité, éternel sujet de fracture entre les deux côtés de l’Atlantique, n’est donc en rien une condamnation des mœurs républicaines tricolores. Que ces mêmes confrères expliquent, contextualisent, voire défendent, l’émergence de la “culture d’annulation” ne signifie pas non plus qu’ils vénèrent leur pays et ses dérives.

La France a plus que jamais besoin de se regarder dans le miroir des médias étrangers. Non pas parce que ceux-ci sont meilleurs que la presse nationale. Mais parce qu’ils mettent leur crayon dans certaines plaies françaises plus visibles par des journalistes éduqués dans une autre culture, avec d’autres repères, et habitués à échanger avec d’autres lecteurs.

“Ne pas comprendre” est tout sauf un délit. Il m’arrive souvent de ne plus comprendre la France, où j’ai pourtant grandi. Je la comprends encore moins lorsque je la regarde depuis la Suisse. Or il me semble que beaucoup de Français, eux aussi – n’en déplaise à Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner – ne la comprennent plus.

Richard Werly

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