Au Royaume-Uni, questions pour une bière pression

Au Royaume-Uni, questions pour une bière pression

Institution nationale, les pubs quiz rassemblent des milliers de participants chaque semaine à travers le pays. L’occasion de tester sa culture générale mais surtout de s’amuser, de boire, de s’écharper gentiment avec des inconnus. Autant de petits plaisirs rendus impossibles par le confinement, regrette la journaliste Eleanor Salter, amoureuse de ces événements sociaux so British.

“Grave; juste; qui dépasse; qui manque de finesse. Je peux être tout ça à la fois, je suis, je suis…?” 

Pendant que je me creuse la tête, ça chuchote sec entre mes coéquipiers aussi. Ce n’est pas la première fois que je participe au très cryptique quiz du pub The Mill, à Cambridge, et je commence à avoir l’habitude de leurs questions façon casse-tête. Juché sur son tabouret, Frank, le maître de jeu, ou quizmaster, surplombe le brouhaha de messes basses qui remplit le pub.

Tous les jours depuis le début de cette pandémie ou presque, j’ai rêvé de sortir de mon appartement pour rejoindre mon pub de quartier où je retrouverais une bande de copains. Une ambition modeste, somme toute, mais dans mon rêve le pub a un chien à demeure, des groupes de gens que je ne connais que de vue, et une foule si compacte que c’est tout juste si on peut accéder au bar. Et dans mes rêves les plus fous, c’est soirée quiz.

Un rituel imaginé pour appâter le chaland

Voilà une tradition britannique à la vivacité surprenante. Inventées dans les années 1970 par des pubs soucieux d’appâter le chaland en semaine, les soirées quiz ont connu un succès fulgurant, au point qu’elles font figure aujourd’hui de petites institutions nationales. Avant la pandémie, on estime que près de la moitié des 40 000 pubs du Royaume-Uni en organisaient.

Les Britanniques sont des fanas de quiz. Nos goûts télévisuels – d’University Challenge [un jeu populaire opposant des équipes d’étudiants de différentes universités britanniques] à Mastermind [programme inspiré des interrogatoires au cours duquel les candidats se retrouvent seuls sur une chaise noire face au présentateur] – trahissent notre immense appétit pour la culture générale. Notre paysage humoristique lui-même se décline en quiz, avec des jeux télévisés qui opposent des célébrités sur des QCM d’actualité parodiques. Et depuis le premier confinement et sa grande pénurie de divertissement, la tendance s’est encore accentuée : partout dans le pays, c’est sur Zoom que les Britanniques s’affrontent désormais.

Feuilles collantes et questions obscures

Certes les quiz en ligne ne sont pas une nouveauté : la transition numérique avait inauguré de nouvelles façons de se rassembler. Mais cette année, certains quizmasters ont vu leur audience exploser, et des centaines d’équipes se sont retrouvées chaque semaine pour tenter leur chance via YouTube ou Facebook Live. Grâce aux bénéfices engrangés, on a fait des cagnottes, ici en faveur du pub en difficulté, là pour les employés du secteur de la restauration ou encore pour des associations locales œuvrant contre les effets de l’épidémie.

Et pourtant, comme bien d’autres piliers de notre vie sociale réinventés à des fins d’adaptation à ces temps de confinement et de distanciation sociale, il y a quelque chose qui cloche dans le pub quiz sur Zoom.

Le compte n’y est pas. Il manque le quadra au micro défaillant qui doit beugler ses questions pour se faire entendre dans le tohu-bohu, la feuille de questions rendue collante par les débordements de bière et ces questions sur les années 1970 auxquelles je suis incapable de répondre. Et pour le quiz en images, ces impayables photos imprimées dans un monochrome flou parfaitement méconnaissable.

Côtoyer des habitués dans une ville de 9 millions d’habitants

La compétition a son intérêt, surtout lorsque la récompense à la clé est correcte, mais, en réalité, la soirée quiz est avant tout un événement social. Beaucoup d’équipes deviennent des habituées, même quand elles n’ont jamais dépassé le score de 15 sur 50. À échanger ses feuilles de jeu entre voisins de table, à entendre des explosions de rire par-dessus le vacarme ambiant, à reconnaître les mêmes groupes qui reviennent d’une semaine sur l’autre, une sorte de compagnonnage s’établit. Même à Londres, où vivent 9 millions de personnes, les mêmes assemblages d’amis et de proches sont visibles dans le même pub, à la même table, tous les lundis ou jeudis.

La soirée quiz fait un étrange mètre étalon, je le reconnais, mais, personnellement, je sais que j’ai atteint une certaine stabilité quand j’ai trouvé mon pub quiz hebdomadaire. Ces trois dernières années, j’ai vécu dans trois villes différentes, et c’est systématique : à chaque fois, quelques mois après mon arrivée, je me retrouve à fréquenter avec une étonnante régularité le même bar.

Une bonne excuse pour sortir le lundi

C’est avec le terrible quiz du Mill à Cambridge que tout a commencé : chaque semaine, mon équipe se faisait battre invariablement, et par le même groupe d’inconnus.

Au fait, vous voulez la réponse à la question du début ? Un angle ! “Mais bien sûr !” a grogné l’assemblée comme un seul homme quand l’explication a été lue : il peut être à la fois aigu, droit, saillant et obtus.

Bref, le pub quiz est un prétexte pas plus mauvais qu’un autre pour sortir le lundi. Lors d’une de ces soirées au Mill, le quiz en images avait été remplacé par une assiette de chips de maïs déposée à chaque table : il s’agissait d’identifier les sept épices utilisées pour leur préparation.

Se faire battre à plate couture par Ian McKellen

Quand je me suis installée à Copenhague, je me suis bien vite retrouvée à fréquenter religieusement, avec des amis, la soirée quiz d’un bar. Comme un point fixe dans le chaos de la nouveauté. Composé d’éternels perdants au Royaume-Uni, notre groupe avait visiblement accumulé assez d’expérience pour l’emporter presque à chaque fois.

À Londres aussi, durant l’année qui vient de s’écouler, les pubs quiz ont été un point d’ancrage inespéré. C’est dans ces soirées que j’ai croisé les célébrités qui m’ont le plus marquée – mes amis et moi nous sommes fait battre à plate couture, l’année dernière, par sir Ian McKellen himself, et dans son pub favori (le Grapes, dans le quartier de Limehouse).

Cette camaraderie improvisée, ces bons moments de rigolade et de légèreté, voilà ce qui compte le plus. Pour moi, le quiz sur Internet est trop sérieux pour être honnête. Même quand on n’y connaît personne, débarquer dans une soirée quiz pour la première fois, c’est un peu comme pénétrer dans un groupe de voisins que relient des liens lâches mais réels. Réunir à intervalles réguliers ces inconnus qui se connaissent, c’est la prouesse du pub quiz, et une chance qui a de quoi faire rêver en ces temps troublés.

Eleanor Salter

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