À Montmartre, le microcosme de la place du Tertre attend le retour des touristes

À Montmartre, le microcosme de la place du Tertre attend le retour des touristes

Bravant le froid dans un quartier étrangement désertique de la capitale, les artistes de la place du Tertre, à Montmartre, se languissent de leurs meilleurs clients, les touristes. En attendant leur retour, ils défendent bec et ongles leurs emplacements, et rêvent de jours meilleurs.

En temps normal, la célèbre place du Tertre – la “place des artistes” – déborde de touristes et de visiteurs provinciaux, même par une froide journée de janvier. Mais, par temps de coronavirus, la place où se retrouvent habituellement peintres, portraitistes, caricaturistes et silhouettistes est quasi déserte.

Les cafés et brasseries sont fermés, leurs chaises enchaînées aux terrasses. Seule une poignée d’artistes optimistes bravent le froid pendant quelques heures avant le couvre-feu de 18 heures.

Bruno Zem est l’un d’eux. À 70 ans, ce portraitiste travaille sur la place du Tertre depuis cinquante ans. Et il ne l’a jamais vue comme ça.

“C’est une période difficile pour tout le monde, mais c’est particulièrement déprimant ici, explique-t-il. Normalement, c’est plus agréable d’être ici qu’en studio parce qu’on est en contact avec des gens du monde entier et c’est ce qui fait plaisir. Mais en ce moment, c’est désert, il n’y a pas de touristes, pas d’ambiance.”

Une dispute de territoire avec les restaurants

Pendant plus de cent quarante ans, depuis la Belle Époque, la place du Tertre a été un refuge pour les peintres : Toulouse-Lautrec, Van Gogh, Renoir, Degas, Cézanne et Picasso ont tous vécu et travaillé sur cette butte si pittoresque aujourd’hui, mais qui était auparavant un quartier pauvre.

Aujourd’hui, la place est surtout connue pour ses artistes de rue, qui sont devenus aussi incontournables dans les circuits touristiques que la tour Eiffel ou la basilique du Sacré-Cœur toute proche. Ces artistes sont aujourd’hui à la peine – et pas seulement à cause du manque de touristes.

[Mi-janvier], ils ont manifesté sur les marches du Sacré-Cœur pour dénoncer “l’invasion des terrasses”. En cause : les propriétaires de restaurants qui leur disputent leur territoire. Des chaises de restaurants sont en effet restées enchaînées au milieu de la petite place, ce qui restreint l’accès du public.

Le berceau de la Commune et un lieu mythique pour les artistes

Jerôme Feugueur, 45 ans, fait partie de ceux qui comme Zem et une demi-douzaine d’autres artistes ont bravé le froid de janvier. Cet ancien employé de Disney en Floride a son espace sur la place depuis près de dix ans. “Alors qu’on paie plus au mètre carré que les restaurateurs, ce sont eux qui contrôlent l’espace, s’insurge-t-il. Cela crée beaucoup de tensions.”

“Je suis venu travailler ici parce qu’historiquement c’est le berceau de la Commune et un lieu mythique pour les artistes, notamment les surréalistes comme Picasso. Quand j’ai commencé, l’endroit avait un charme de village, mais ça a changé. Avec les restaurants, c’est devenu beaucoup plus commercial et moins intéressant.”

Ce quartier aux rues pavées surplombant la capitale était le cœur historique du village de Montmartre, jusqu’à son absorption en 1860 dans le 18e arrondissement de Paris. C’est là qu’a commencé la brève insurrection de la Commune en 1871.

Une place sur la butte, une bataille administrative

Aujourd’hui, les 250 artistes qui travaillent sur la place du Tertre – pour la plupart sortis de grandes écoles des beaux-arts – déposent chaque année une demande pour occuper un mètre carré, à partager tous les deux jours avec un autre artiste. Avant d’être acceptés, ils doivent soumettre un portfolio à la mairie d’arrondissement pour montrer leurs talents. Et ils doivent s’armer de patience – l’attente pour un espace bien placé peut durer jusqu’à dix ans.

Sur les 90 millions de touristes qui visitent habituellement la capitale chaque année, près d’un tiers font l’ascension de la butte et nombreux s’offrent un portrait, une caricature ou un dessin à 30 ou 40 euros.

Parmi les artistes de la place, on trouve des hommes et des femmes de tous les âges et qui représentent près de 30 nationalités. Bien qu’ils se disputent les clients, ils semblent mieux s’entendre entre eux qu’avec les propriétaires de restaurant installés le long de la place. Chaque artiste paie 600 euros par an pour avoir son espace, lequel demeure une “source de revenus modeste” qu’il faut souvent compléter avec un deuxième ou un troisième travail, souligne Feugueur.

Les touristes se font rares

Aujourd’hui, alors que le coronavirus a banni les touristes, la meilleure chance de travail pour ces artistes est de décrocher une commande de visiteurs de province, mais ceux-là aussi sont rares. “Normalement, on fait deux, trois, quatre portraits par jour, mais en ce moment on a de la chance si on en fait un par semaine”, explique Claudine Brivière, 54 ans, qui travaille à côté de son mari, Michel, 75 ans, sur deux emplacements adjacents.

En cette grise journée de janvier, Eloïse Dutilleul, étudiante en psychologie de 19 ans qui a quitté Nice pour rendre visite à son frère Maxence, 21 ans, est un rayon de soleil bienvenu.

Gabor Gozon, 53 ans, originaire de Budapest, taille sa mine de charbon et commence son portrait. Vingt minutes plus tard, l’artiste, arrivé trente ans plus tôt pour travailler dans la mode, a fini. Eloïse lui tend 40 euros, l’air ravi. “C’est merveilleux. J’ai subi une grosse opération de la mâchoire l’an dernier et je me demandais comment il allait rendre ça sur mon portrait, mais je suis très contente”, dit-elle.

La belle époque de Montmartre est finie

À quelques encablures de là, les Brivière – habillés de vestes, pantalons à carreaux et chaussures en cuir assorties – ont décidé de lever le camp.

“Malheureusement, la belle époque de Montmartre est finie. Quand les temps sont durs, l’art devient un luxe que les gens ne peuvent pas s’offrir – et les temps sont durs, lâche Michel en haussant les épaules. Les propriétaires de restaurant veulent plus d’espace sur la place et nous entassent comme des sardines.”

Claudine balaie le pessimisme de son mari. “C’est une période compliquée, mais, même s’il n’y a personne, c’est moins déprimant de venir ici que de rester chez soi”, affirme-t-elle.

Feugueur opine. Touristes ou non, il continuera à installer son chevalet sur la place du Tertre. “Il y aura toujours des artistes ici. Il faut juste continuer, s’adapter et espérer des jours meilleurs, dit-il. C’est difficile en ce moment quand il n’y a pas de touristes, mais ils reviendront. Et nous devrons être là quand ils seront de retour.”

Kim Willsher

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